La promotion cartésienne du concept de causa sui dans l’histoire de la métaphysique est peu banale au regard des interdits et des blocages que ce concept avaient suscités chez les philosophes et les théologiens antérieures à Descartes. La transgression de cette forclusion, aujourd’hui bien connue, ne peut être comprise que si elle est reconduite aux mutations des concepts qu’elle engage et aux décisions qui la sous-tendent. A ce titre, ne peut absolument pas être évité l’examen des rapports entre indépendance et infinité dans le corpus cartésien, pour au moins trois raisons. – a) Un motif conceptuel : la causa sui énonce la solidarité notionnelle entre l’indépendance positive de Dieu et l’infinité de sa puissance. Dieu n’est causa sui qu’à être d’abord infiniment puissant – d’une puissance infinie et incompréhensible. Cette association se fortifie d’un fait textuel et d’un fait historique : – b) le fait textuel : indépendance et infinité apparaissent pour la première fois ensemble, dans les lettres du printemps 1630 : (i) l’infini : Dieu ne doit pas être envisagé comme une « chose finie » (15 avril 1630, I 147, 4), c’est un « être infini et incompréhensible » (6 mai 1630, I 150, 7), il est « infini et tout puissant, encore que notre âme étant finie ne le puisse comprendre ni concevoir » (27 mai 1630, I 152, 11-12) ; (ii) la dépendance/indépendance: « …en dépendent entièrement » (15 avril 1630, I 145, 9) ; « …sont indépendantes de lui… » (ibid., I 145, 12-13) ; « le seul Auteur duquel toutes choses dépendent » (6 mai 1630, I 150, 7-8) ; « ce n’est pas merveille s’ils ne croient qu’ils en dépendent » (ibid., I 150, 17). – Ainsi dès 1630, Dieu apparaît comme l’auteur indépendant de toutes choses – y compris des propositions logiques et mathématiques, vérités dites éternelles[1]. – b) Le fait historique, relatif aux rapports entre indépendance et infinité : dans la scolastique moderne, l’infinité est liée à l’indépendance, soit parce qu’elle en dépend (Suarez), soit parce qu’elle a l’indépendance pour raison formelle (Vasquez)[2]. – Bref, indépendance et infinité concernent Descartes à double titre, soit qu’ils en travaillent l’œuvre entier depuis son commencement métaphysique, soit qu’ils le traversent et, en l’excédant historiquement, l’interrogent.
[1] Vérités dites éternelles par Mersenne, mais non éternelles en rigueur de termes : « ces vérités mathématiques, lesquelles vous nommez éternelles » (I 145, 7-8).
[2] Sur cette histoire, cf. I. Agostini, L’infinità di Dio. Il dibattito da Suárez a Caterus (1597-1641), Rome, Editori Riuniti, University Press, 2008.
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