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Individu et totalisation : la dialectique et son reste
di Juliette Simont

Notre temps aime scander le passage du temps. Cette année, nous répète-t-on, Sartre aurait eu 100 ans. Il est mort il y a 25 ans. Il a aussi ressuscité il y a 5 ans : au tournant du millénaire, en janvier 2000, le livre de Bernard-Henri Lévy [1] contredisait la fameuse prédiction de Foucault (" Le siècle sera deleuzien ") et plaidait, avec une fougue et un talent philosophiques pleins de séduction, que le siècle écoulé avait été celui de Sartre. Nous étions donc séduits, mais aussi saisis d'une considérable perplexité : c'est que, nous sartriens, nous apprenions, en même temps que la résurrection de Sartre, la longue éclipse à laquelle elle venait mettre fin. S'il ressuscitait avec fracas, c'est qu'il " avait été mort ". Naïvement, nous ne nous en étions pas avisés. Pour ma génération, qui ne l'avait pas connu vivant au sens empirique de ce terme - car, de son vivant, nous n'étions pas en âge de philosopher, ou à peine - il n'avait même jamais été si vivant que depuis sa mort : nous découvrions en effet, grâce au travail d'Arlette Elkaim-Sartre et de quelques autres, de nouveaux massifs textuels ; l'œuvre posthume, immense et multiforme, jetait un jour nouveau sur les livres publié par Sartre lui-même, éclairait leur genèse, permettait de tracer entre eux des continuités plus fines, de les différencier par des glissements et tensions plus précis. Le temps de la philosophie, vie ininterrompue du sens, ne coïncidait pas, autrement dit, avec les scansions dont nous assaillait l'époque : mort empirique de Sartre, mort symbolique de Sartre, résurrection et retour de Sartre… N'empêche, Le Siècle de Sartre était bienvenu et sur plus d'un point secouait salutairement notre séjour peut-être trop paisible au royaume des concepts.

J'ai aimé le livre de Bernard-Henri Lévy, je l'ai écrit ailleurs [2]. Mais il est une dimension de la pensée de Sartre que ce livre tue plutôt que de lui rendre vie : la dimension dialectique. Bernard-Henri Lévy n'en démord pas, il l'a répété tout récemment : la Critique de la raison dialectique" est la faillite la plus retentissante de l'histoire de la philosophie " [3]. C'est ce diagnostic péremptoire que je voudrais discuter ici.

 

Singularité de l'universel, universalisation du singulier

L'enjeu dialectique par excellence est le rapport de l'individu à la totalisation. Sartre, dès que s'est imposée à lui l'historicité, c'est-à-dire dès la guerre de 40-45, a eu l'ambition de penser ensemble la liberté individuelle et l'expérience collective de l'Histoire, sans renoncer à aucun des deux termes. L'historicité, c'est d'abord la conscience d'être emporté avec d'autres dans une période de bouleversements ; la conscience, autrement dit, que l'existence individuelle est " gouvernée jusque dans ses plus petits détails par des forces obscures et collectives[4] " Mais cette conscience d'impuissance est déjà dépassement au moins possible de l'impuissance dont elle est conscience. Et Sartre martèle, tout autant que le " nous ", qui est en un premier temps constat de dépossession collective, le " Je ", le " mien ", qui sont reprise et assomption : " si je suis mobilisé dans une guerre, cette guerre est ma guerre [5]. " Quant au rapport de l'individu et de la totalisation historique, la thèse de Bernard-Henri Lévy, résumée grossièrement, me semble coïncider avec sa thèse générale des deux Sartre : le jeune Sartre, le bon Sartre, c'était le Sartre individualiste, qui, à proportion même de la prépondérance qu'il reconnaissait à l'individualité, comprenait l'Histoire, de façon pessimiste et sceptique, comme " interminable et largement insensée [6] ". Le Sartre mûr, le Sartre de la Critique, le mauvais Sartre, dont les premiers linéaments se laissent déchiffrer dès les Cahiers pour une morale, c'est le Sartre qui constate avoir échoué par rapport à Hegel, et qui en conséquence renverse tout le dispositif : l'Histoire, désormais déchiffrée de façon optimiste, a une fin en un double sens de ce mot : le sens téléologique d'un but, le sens conclusif d'une terminaison : cette fin (aux deux sens du terme), c'est l'enchantement de la réconciliation ; et les individus dorénavant n'ont d'autre destin que de s'intégrer au processus et de se hâter vers elle. C'est dans cette perspective que Bernard-Henri Lévy cite une page de Questions de méthode, où Sartre, selon lui, assume que " nous sommes intégrés vivants à la totalisation suprême ", que " nos déchirements, les contradictions qui font notre malheur sont des moments qui se posent pour être dépassés [7] ". Alors, dans la pensée de Sartre, s'imposeraient les majuscules, et spécialement les grands H, ceux dont sont désormais pourvus l'Histoire et l'Humanité ; c'est " le parti pris de l'Homme contre les hommes [8]. " Or les choses ne sont pas si simples. Dès les Cahiers pour une Morale, Sartre insiste sur l'impossibilité de parler de l'Humanité, ou de l'espèce humaine en tant qu'universel : c'est que le " définisseur fait partie du défini ", et que cette inclusion creuse une ligne de fuite dans le concept universel qu'il prétend surplomber, exactement comme dans l'argument du menteur s'introduit un indécidable du fait de l'appartenance de celui qui le tient à l'ensemble qu'il vise [9]. C'est là une constante de l'œuvre, qu'on retrouve, bien plus tard, à l'autre bout, dans le troisième tome de L'Idiot de la famille : impossible, dit Sartre, de parler d'une Histoire de l'Humanité, comme Histoire d'un " même sujet " ; la vérité, c'est que " l'Humanité n'est pas" ; que " ce qui existe, c'est une série infinie dont la loi est la récurrence, définie précisément par ces termes : l'homme est le fils de l'homme [10] " . Et si on relit en entier le passage de Questions de méthode dont sont extraites les citations que je viens d'évoquer, on s'aperçoit que Sartre n'y parle pas " en tant qu'hégélien ", faisant siennes les caractéristiques du " système ", mais qu'il nous parle de Hegel, et ce de façon assez descriptive. De Hegel auquel il continue à opposer Kierkegaard, qui, loin de se trouver intégré sans remède à la totalisation suprême, continue d'être une alternative, comme Hugo, " irrécupérable " dans sa subjectivité. " C'est que Kierkegaard a raison contre Hegel tout autant que Hegel a raison contre Kierkegaard [11]. " Et de même dans "L'Universel singulier " : Sartre y parle de réconcilier Kierkegaard et Marx, et Bernard-Henri Lévy conclut : " ce qui, en clair, veut dire réinscrire le premier dans l'espace du savoir absolu, et donner donc, pour de bon, raison à Hegel contre lui [12]. " Est-elle si claire que cela, cette orientation univoque et intégratrice de la dialectique ? Le dernier mot du texte, ici aussi, est plutôt à double sens ou à double tranchant : " singularité de l'universel et universalisation du singulier [13] ". Cet espace d'indécidabilité, cette réversibilité du raisonnement, c'est précisément ce par quoi il me semble que Sartre n'a pas abandonné, au profit d'une Aufhebung triomphale, les " dialectiques décapitées [14] " et les tourniquets de sa jeunesse, comme le soutient Bernard-Henri Lévy. Individu/totalisation, à mon sens, c'est dans la pensée de Sartre, depuis le départ, la même oscillation, qui ne fait que se préciser, s'approfondir, se répartir différemment, parfois ; mais sans jamais subir de mutation radicale.

Je voudrais aborder cette indécidabilité à deux niveaux : d'abord celui de " n'importe qui ", en tant qu'il est enveloppé par l'Histoire et en même temps la dépasse, la totalise, et par là même la détotalise ; ensuite celui de l'individu d'exception, dans lequel l'Histoire s'enveloppe et se totalise elle-même, le faisant par là même exceptionnel et se faisant faire par lui, selon ce mouvement que Sartre, à partir de la Critique, a nommé incarnation, et dont Staline et Flaubert sont deux exemples distincts.

Qu'il s'agisse de " n'importe qui " ou du " grand homme ", une dialectique se noue, qui pourrait s'énoncer de la façon suivante : l'homme se fait en faisant l'histoire qui le fait. Je voudrais montrer que ce type de formule circulaire, dont fourmille l'oeuvre de Sartre, se caractérise justement par ceci qu'elle ne tourne jamais rond - comme l'exigerait la dialectique de type hégélien que lui impute Bernard-Henri Lévy. Qu'elle comporte, depuis toujours et pour toujours, indécidable tension, reste et résidus inassimilables, fausse réciprocité inductrice de déformations.

 

Sous l'Occupation, un homme qui les vaut tous et que vaut n'importe qui

Soit " n'importe qui ", disons Sartre sous l'Occupation. Ce Sartre encore glorieusement individualiste (car les effets de la chaleur humaniste que, selon Bernard-Henri Lévy, il rencontre au Stalag, ne se manifestent pas immédiatement : c'est une bombe à retardement, un virus à incubation longue). Ce Sartre écrivain d'un grandiose et fracassant " carnaval de l'esprit " intitulé L'Etre et le Néant. Ce Sartre-là, déjà, nous parlait de liberté en situation. Puisque, selon sa propre interprétation, c'est l'irruption soudaine de l'historicité qui l'a motivé à s'éloigner de l'influence husserlienne et de la phénoménologie pure, à assimiler Heidegger, et à écrire le traité d'ontologie phénoménologique, il est normal que le Pour-soi dont parle ladite ontologie ne soit pas une pure autonomie, une lucidité atemporelle et sans ancrage ; ce Pour-soi est situé, c'est-à-dire incliné par les courbures d'un monde qu'il n'a pas choisi, où il existe avec tel corps, au milieu de tels complexes d'ustensilité, enveloppé par telles circonstances historiques : par exemple Parisien pour les occupants allemands, européen pour les asiatiques et les noirs, patron pour les ouvriers, etc. Bernard-Henri Lévy dirait sans doute : certes, mais à cette époque de la pensée sartrienne, la situation n'était que la face d'ombre de la liberté, sa part de non-sens, et il ne dépendait que d'elle de l'éclairer, de lui donner sens, et par là même de s'en arracher. La situation comme toile de fond de la liberté individuelle, comme écrin de sa libération. Et en effet : c'est bien de cette dimension que témoigne la formule merveilleusement provocante qui ouvre " La Rrépublique du silence " : " Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande [15]. " C'est que l'insupportable contrainte historique posait de façon d'autant plus aiguë la question de la liberté, de sorte que " nous étions au bord de la connaissance la plus profonde que l'homme peut avoir de lui-même [16]. " Mais l'autre face de la relation est aussi présente, non plus la face d'arrachement et de lucidité, mais la face d'engluement désespérant, de compromission inévitable -que la Critique de la Raison dialectique, plus tard, explorera sous le nom de contre-finalité et de pratico-inerte. Et c'est, dans " Paris sous l'Ooccupation ", cette idée effrayante : " Nous ne pouvions faire un pas, ni manger, ni respirer même, sans nous rendre complices de l'occupant… La moindre de nos activités servait l'ennemi qui s'était abattu sur nous, collait ses ventouses à notre peau, et vivait en symbiose avec nous. Il ne se formait pas dans nos veines une goutte de sang dont il ne prît sa part [17]. " Et les deux dimensions sont semblablement vraies : 1) la liberté de l'individu se révélait exemplairement à elle-même dans cette situation d'oppression exacerbée ; 2) l'ennemi s'avançait masqué, l'oppression, invisible, inapparente, diffuse, nous volait le sens de nos actes les plus anodins, les plus embryonnaires, et le simple fait de survivre équivalait à collaborer. Autrement dit : l'individu est enveloppant et enveloppé, l'histoire enveloppée et enveloppante, sans qu'on puisse décider de l'orientation de cette relation. Ressaisir les deux dimensions en un seul mouvement, c'est dire ceci : il n'y a situation que pour une liberté totalisante qui s'en arrache, mais il n'y a totalisation que d'une situation multidimensionnelle, " fibreuse " (pour reprendre un terme de Sartre), avec ses inerties, ses pesanteurs, sa sédimentation de choix passés, qui courbe englue et dévie la liberté autant qu'elle la suscite

 

Le socialisme dans un seul pays

Abandonnons les quidams en proie au cours du monde et en prise sur lui ; et jamais sûrs de savoir exactement quand ils sont en prise et quand en proie, peut-être occupés à collaborer alors même qu'ils se croient résistants (comme ces cheminots dont parle Sartre dans " Paris sous l'Occupation ", et dont " le zèle à défendre notre matériel servait la cause allemande ") ; oscillant toujours entre nécessité masquée et liberté souveraine. Et venons-en à une tout autre configuration, celle où l'Histoire d'elle-même s'enveloppe en un individu, celle que Sartre nomme, indifféremment, société directoriale ou société dictatoriale. Nommément, l'U.R.S.S du stalinisme, et du slogan " Le socialisme dans un seul pays ". Ici le rapport de ce que Sartre, dans la Critique de la Raison dialectique, appelle la dialectique constituante (la praxis individuelle) et la dialectique constituée (les ensembles pratiques, sans réalité ontologique propre, résultant de l'intrication de la multiplicité des praxis et de leur inscription dans la matière ouvrée), ce rapport semble s'inverser : la praxis constituée, c'est-à-dire le devenir de la Révolution, menacée de retomber dans la sérialité, tente de redonner une unité, de " retourner dans la matrice qui l'a produite [18] ", c'est-à-dire dans la praxis constituante ou individuelle, dans une praxis constituante, en l'occurrence celle de Staline, le " souverain ". Le décalage, l'inadéquation du libre et du nécessaire, de l'individuel et de la totalisation, du lucide et de l'aliéné peuvent-il être réduit par cette situation d'intégration maxima, par l'unité volontariste qui vient d'en haut, et qui exige que le champ pratique de chacun soit spécification du champ total, et que la liberté individuelle (qu'elle résiste ou adhère, qu'elle soit brimée ou encouragée par le souverain) se définisse nécessairement par rapport au Plan ? Le long développement que Sartre consacre à Staline vise au contraire à montrer que plus la dialectique est cadenassée, plus elle est trouée. Le rapport du grand homme ou du grand monstre à l'époque qu'il enveloppe est d'incomplétude, de déformation, de fausse réciprocité, exactement comme celui d'un " n'importe qui " à la conjoncture historique qui l'enveloppe. Pourquoi Staline plutôt que Trotsky ? Cette question n'est pas sans réponse, sans réponse compréhensible. Staline n'est pas un accident, et on ne peut pas dire qu'au stade où elle était parvenue, la Révolution n'exigeait, pour resserrer son unité, rien d'autre, rien de plus spécifique qu'un homme quel qu'il fût, qu'un souverain indéterminé. Les circonstances (l'isolement de l'U.R.S.S encerclée par le capitalisme, son état de sous-développement, etc.) requéraient au contraire un type d'homme déterminé, un militant opportuniste et dogmatique, pénétré de la particularité de l'expérience russe, plutôt qu'un intellectuel radical et internationaliste. Mais, cela étant, l'action, sur l'Histoire qui l'appelle, de cette idiosyncrasie déterminée, est en elle-même indéterminée.

Autrement dit, le surcroît de nécessité et d'unité que tente de se donner, à travers un individu, un processus historique en voie de désagrégation (ou, ce qui revient au même, la prise qu'offre telle désagrégation historique pourvue de telle et telle caractéristiques à tel individu doté de la volonté de la réunifier et de lui conférer une nécessité), cette supposée nécessité n'aboutit qu'à la contingence : " Staline n'est pas son propre fondement, sa facticité le constitue comme un certain individu parmi d'autres, qui ne tire pas de soi-même les raisons de ses différences (par rapport aux autres), donc la praxis totale d'une société est pénétrée, jusque dans ses couches les plus profondes, de cette contingence [19] ". C'est bien " l'équation personnelle " de Staline qui le porte aux commandes de l'U.R.S.S (ce militant borné, inculte et pragmatique), mais c'est elle aussi (en tant qu'elle provient de telle enfance, de tel milieu) qui, sédimentée en un " trait caractériel ", l'inflexibilité, dont le propos premier et originel n'était pas de promouvoir l'industrialisation forcée d'un pays sous-développé, fait que sa praxis " ne peut pas être adaptée à sa tâche, mais seulement plus ou moins désadaptée ". Staline " en fait trop ou pas assez ", le repliement effectif de l'U.R.S.S "n'exigeait pas de pousser à l'absurde l'isolationnisme culturel [20] " ; et " 10 millions de tonnes de fonte obtenues par la menace et par des mesures de coercition sanglantes (exécutions, camps de concentration, etc.) ne sont en aucun cas comparables à 10 millions de tonnes de fonte obtenues dans la même perspective et par un gouvernement autoritaire mais sans mesures coercitives [21]. " Ainsi Staline, le facteur d'intégration implacable, est aussi le résidu inassimilable, l'inepte rebut contingent qui détotalise la totalisation pyramidale dont il est le sommet. Ici aussi, au comble supposé de la clôture, la dialectique fuit.

 

Certaines vies brûlent comme du nylon, d'autres comme du charbon qui couve sous la cendre

En un sens, L'Idiot de la famille est une entreprise plus radicalement " totalitaire " ; si en effet l'enfance de Staline n'était pas, selon Sartre, à prendre en compte quand il s'agissait de répondre à la question " pourquoi Staline ? ", si seul devait être pris en compte, dans cette perspective, le " passé révolutionnaire de la personne ", si l'enfance, dans sa particularité inassimilable, " séparation qui se pose pour soi [22] " était justement ce qui expulsait Staline de son entreprise d'unification de l'époque, chez Flaubert, par contre, c'est bien par la saveur irremplaçable d'un vécu singulier, élucidée depuis la proto-histoire du nourrisson, que peut se comprendre " le lien d'intériorité organique que l'on tient pour indispensable quand on dit d' un écrivain qu'il exprime son temps [23] ". Elevé sans amour par une mère efficace et frigide qui ne l'avait pas désiré, objet et non destination des soins à travers lesquels se constitue la relation première à autrui et au monde, Gustave manque de la valorisation fondamentale qui rend possible l'action, et le projet. Et le voilà qui dès les origines tombe dans la passivité, dans le sentiment désespérant de la contingence, bref, dans la dévalorisation généralisée qui deviendra plus tard, pour l'écrivain mûr et rancuneux, fils de ce nourrisson mal-aimé, cette haine universelle du genre humain qui s'exprime dans Madame Bovary, et où la bourgeoisie trouvera à diluer et à exorciser son crime (" L'auteur et le lecteur s'entendent comme larrons en foire ; c'est qu'ils ont l'un et l'autre le même souci : chacun veut oublier et faire oublier une histoire en détruisant l'historicité des sociétés humaines [24]"). La dialectique est-elle ici absolument captieuse, ne laisse-t-elle plus rien échapper à ses filets, en se ramifiant jusqu'aux tréfonds presque indicibles de l'existence pour en insérer l'intelligibilité dans l'époque et dans la compréhension que celle-ci se donne d'elle-même ? Non. Ici aussi il y a un élément irréductible de la singularité : si " compréhensible " que soit cette dernière, si signifiante soit-elle comme expression de son époque, si loin, autrement dit, que l'on puisse aller dans la réponse à la question sur laquelle Sartre ouvre L'Idiot de la famille : " Que peut-on savoir d'un homme aujourd'hui ? ", la singularité dont il s'agit diffère cependant irréductiblement de l'époque concernée, et ce par le régime propre de sa temporalisation. L'époque, ou le tout, ne diffère pas par nature de l'individu ou de la partie (elle est, comme lui, finie, infiniment finie, brisée par la récurrence ou par les générations, ainsi qu'on l'a signalé ci-dessus). D'où une dialectique et une relation réciproque ; l'individu, en tant que finitude, agit dans la perspective de sa mort ou contre elle (il assume les limites de son entreprise ou au contraire se donne ses successeurs, prend anticipativement des précautions pour qu'elle continue post mortem) ; et l'époque n'est rien d'autre que la façon dont se brassent ces entreprises et leur rapport à leur limitation, n'est rien d'autre que la confluence et la divergence de ces actions, que les morts qui la trouent et les vivants qui la continuent. Inversement, comme finitude fondée sur la finitude des agents historiques, elle a, en tant que temporalisation plus vaste que la leur, une singularité qui influe sur eux, les aliène, les libère, ou leur suggère un destin. Lorsqu'un individu exprime son époque de façon exemplairement signifiante (ainsi Flaubert), cela signifie que la temporalisation individuelle et celle de l'époque ont la même " courbe ". Mais il n'y a aucune raison pour que ces temporalisations se déroulent en même temps, ni au même rythme. Gustave a été, en fonction de sa névrose subjective, oraculaire d'une névrose objective qui sera, quelques années plus tard, le pathos de l'époque. Quand ce pathos et cette époque, dans leur singularité, auront disparu (à l'avènement de la deuxième République), il lui survivra, et se survivra, " bedolle ", continuant la trajectoire d'une temporalisation désormais inutile et sans répondant. Ces accélérations, ces retards, ces non-coïncidences sont à la fois ce qui fait la vie de la dialectique, et ce qui lui interdit de se constituer en instance intégratrice des individualités : car elle n'est rien d'autre que l'inclinaison de ces vitesses et de ces lenteurs.

 

Dans tous ces cas, la dialectique fuit, l'individualité résiste.

Hégélien, l'itinéraire de Sartre ? Formellement, il pourrait sembler que oui. Il s'agit de partir de l'individualité, et d'une individualité vidée de tous les présupposés qui l'accompagnent et l'habitent usuellement : la conscience phénoménologique, ce néant, cet arrachement contingent vers un monde également contingent ; (La Transcendance de l'Ego, et l'article sur l'intentionnalité ; La Nausée aussi). Ainsi la Phénoménologie de l'Esprit partait du point de départ le plus minimal et le plus dénudé qui soit, la certitude sensible, et la Science de la Logique du plus maigre des mots philosophiques, le mot " être ", " être pur, sans aucune détermination ". Puis, après cette phase de tabula rasa, il s'agit de construire, de doter cette individualité minimale de structures, qui, sans modifier pour autant son statut ontologique de néant, lui donnent consistance : bref, de déployer les catégories de l'Essai d'ontologie phénoménologique. Ensuite il s'agit d'en passer à l'autre extrême, à l'universel, soit à l'étude des conditions de possibilité de l'Histoire : comment comprendre, dès lors que l'individualité est la seule réalité ontologique, qu'il y a cependant des " ensembles pratiques " où les individualités se débordent, s'aliènent, se perdent ? Et enfin, c'est la " synthèse " : tenir ensemble le plus individuel de l'individualité, ce qui peut s'en comprendre de plus concret à partir des catégories ontologiques, et la dialectique historique. Autrement dit mettre en évidence comment le goût irremplaçable d'un vécu -celui de Flaubert- peut " signer " l'Histoire.

Trois temps donc, d'allure hégélienne : l'individualité (thèse), l'Histoire (antithèse), leur concrétude réciproque : un homme, une époque (synthèse).

Mais c'est aussi un mouvement profondément anti-hégélien, parce que sans dépassement, et dont toutes les médiations n'ont pour sens, finalement, que de valider la thèse en l'approfondissant : l'individu, toujours, irréductible, irrécupérable. Comme si Sartre avait parcouru, pour son propre compte, ce trajet de la vérité dont il résume le principe dans L'Idiot de la famille : " La vérité n'est intelligible qu'au terme d'une longue erreur vagabonde ; administrée d'abord, ce n'est qu'une erreur vraie [25] ". Il aura fallu, autrement dit, produire l'intelligibilité de l'Histoire, ce monstre, pour en revenir au point de départ : la liberté individuelle.

 

Tombeau pour l'ami disparu

Un exemple de cette vérité devenue, hégélienne en tant que devenue, mais anti-hégélienne dans sa teneur propre (indépassabililité de l'individu) ? Revenons sur la querelle Sartre/Camus à propos de L'Homme révolté, moment emblématique selon Bernard-Henri Lévy [26]. Sartre, pour Bernard-Henri Lévy, dans sa " Réponse à Albert Camus ", a tort humainement et politiquement : humainement, c'est l'arrogance et le mépris qui dominent, politiquement, le dogmatisme militant, et cet opportunisme de la fin justifiant les moyens contre lequel, précisément, fut écrit L'Homme révolté (c'est ce que Camus appelle rejet de l' " historicisme "). En revanche, il a raison métaphysiquement : une philosophie du " non " est plus propice à la révolte d'une philosophie du " oui ", une pensée de l'anti-physis est plus subversive qu'une pensée de l'heureux acquiescement cosmique. La racine de marronnier contre les cyprès d'Alger, la nausée et l'affalement morne des existants contre les corps des plages, dentelés de sel, dorés de joie solaire. Et le vibrant 'hommage à Camus, que Sartre écrit à la mort de son ancien ami ? C'est la marque, selon Bernard-Henri Lévy, de ce double Sartre, de ce premier Sartre qui continue à vivre sous le second, dans le second, dans le mauvais Sartre, dans le militant ; qui continue à émettre, en sourdine, sur une longueur d'ondes différente ; qui tout à coup se fait entendre, et fait taire l'autre Sartre. Le premier Sartre renaît, huit ans après la querelle où le second Sartre avait adopté la pire des postures " dialectiques ", et il renaît dans un tombeau, dans un de ces tombeaux à l'ami disparu dont il a " le secret et le goût [27]". Il reconnaît alors à Camus tout ce dont il lui avait, avec cruauté et injustice, fait grief huit ans plus tôt : la lucidité, la pureté, l'intransigeance, l'exigence morale.

Pour expliquer ce revirement, n'y a-t-il pas un autre modèle que celui proposé par Bernard-Henri Lévy, que le modèle des deux Sartre, des deux fréquences d'émission qui ne cessent de se brouiller l'une l'autre ? Ce " secret et ce goût " des tombeaux à l'Ami, ne sont-ce pas des qualifications gênantes, s'agissant de Sartre ? Souvenons-nous des pages consacrées à la psychanalyse existentielle dans L'Etre et le néant : il s'y agissait de comprendre la personne comme totalité, c'est-à-dire de ne jamais s'arrêter à la facticité des désirs et inclinations isolés (mon ami " "aime canoter" [28] "), mais de retrouver, " sous les aspects partiels et incomplets du sujet, la véritable concrétion qui ne peut être que la totalité de son élan vers l'être [29]". Le goût pour les hommages funèbres et le goût du canotage, n'est-ce pas la même chose ?

Sartre est peut-être double. Ecartelé, peut-être ; incapable, entre individu et totalisation, de choisir ; et ce, peut-être de façon paradigmatique en cette année 52, qui voit paraître aussi bien la " Réponse à Albert Camus ", " Les communistes et la paix ", deux textes cassants et militants s'il en est, que le Saint Genet, cet hymne à la libération individuelle par l'écriture. Mais même quand il est double, il est un, et sujet à un devenir, au fil duquel les termes du déchirement se répartissent différemment. Huit ans s'écoulent, Camus meurt, et Sartre lui écrit un tombeau lumineux. Parce qu'il avait un goût pour ce genre d'exercice ? Parce que le jeune Sartre n'était pas tout à fait mort, et inspirait des remords au nouveau Sartre ? Ou, autre hypothèse, parce que Sartre, pendant ces huit ans, est devenu, parce qu'il a écrit la Critique de la raison dialectique, parce qu'il y a élaboré la technologie conceptuelle qui lui semblait faire défaut à L'Homme révolté. Parce que cette technique des concepts, au fil de son engendrement, fonde en raison l'intuition de Camus. L'Histoire, cette entité géante au profit de laquelle le militant veut se déposséder de lui-même, cette Histoire n'existe pas. Elle a beau insister, monstrueuse, boursouflée, déviante, ogresse, elle a beau se métamorphoser à travers tant et tant d'avatars, elle ne peut pas faire que ce ne soit pas de la seule praxis individuelle qu'elle tire sa consistance. Et c'est peut-être parce qu'il a fait l'épreuve conceptuelle de l'impossibilité de " l'hyperorganisme " que Sartre est à présent à même de voir d'un autre oeil les proclamations véhémentes auxquelles il se livrait huit ans plus tôt : dans cette piscine pleine de boue et de sang qu'est l'Histoire, il faut s'immerger corps et biens ; tâter l'eau du bout de l'orteil, comme le fait Camus, c'est jouer à la fillette frileuse. A présent, Camus apparaît comme un symbole, comme une sorte d'épure de cette individualité irrécupérable dont aucune Histoire ne pourra venir à bout. Et si sa mort semble à Sartre un scandale, ce n'est pas seulement pour son caractère accidentel et particulier -un homme jeune est absurdement fauché, une brouille d'amis se transforme du coup en destin, en séparation irrévocable-, mais parce que, dans le second tome de la Critique, auquel il travaille, il aura réfléchi sur la mort, " pur et simple déficit [30] ", sur ces millions de morts par où l'Histoire ne cesse de prendre eau et de se détotaliser sans remède, sur ces millions de trous qui percent l'Histoire et l'empêchent à jamais d'être hégélienne.

Un seul Sartre, contradictoire, certes, en équilibre perpétuellement instable sur cette ligne de crête où se disent à la fois la singularité de l'universel et l'universalisation du particulier ; mais en proie à une contradiction qui ne cesse de se remodeler par la construction des concepts. Pour revenir à la vérité devenue de ce qui, dans la jeunesse de Sartre, était vérité " administrée d'abord ", donc " erreur vraie " : seule existe, seule importe la liberté individuelle. Et celle de Camus fut exemplaire. Le dire, ce n'est pas seulement se complaire à un exercice de style ; ni se laisser aller au remords, dans le chagrin d'un décès.

 


[1] Le Siècle de Sartre, Grasset, 200O.
[2] " "Siècles, voici mon siècle, solitaire…". Réflexions sur Le Siècle de Sartre de Bernard-Henri Lévy ", in Les Temps Modernes, n° 608, mars-avril-mai 2000.
[3] Le Point, n° 1687, 13 janvier 2005, p. 138.
[4] " Qu'est-ce que la littérature ? ", in Situations II, Gallimard, p. 227. Je souligne.
[5] L'Etre et le Néant, " Bibliothèque des Idées ", Gallimard, p. 639.
[6] Le Siècle de Sartre, p. 578.
[7] Questions de méthode, in Critique de la Raison dialectique I, Gallimard, 1985, p. 22. Le Siècle de Sartre, p. 578.
[8] Le Siècle de Sartre, p. 529.
[9] Cf. Cahiers pour une Morale, Gallimard, 1983, p. 73.
[10] L'Idiot de la famille, III, Gallimard, 1988, p. 433.
[11] Questions de méthode, p. 24.
[12] Le Siècle de Sartre, p. 573.
[13] " L'universel singulier ", in Situations ,IX, p. 190.
[14] Cf. " Merleau-Ponty ", in Situations, IV, p. 270.
[15] " La République du silence ", in Situations, II, p. 11.
[16] Ibid., p. 12.
[17] " Paris sous l'Occupation ", in Situations , III, p. 36.
[18] Critique de la Raison dialectique, II, Gallimard, 1985, p. 224.
[19] Ibid., p. 214.
[20] Ibid., p. 233.
[21] Ibid., p. 217.
[22] Ibid., p. 227.
[23] L'Idiot de la Famille, III, p. 420.
[24] Ibid., p. 426.
[25] L'Idiot de la famille, I, Gallimard, 1988, p. 142.
[26] Le Siècle de Sartre, p. 408 et sq.
[27] Le Siècle de Sartre, p. 417.
[28] L'Etre et le Néant, p. 648.
[29] Ibid., p. 649.
[30] Critique de la Raison dialectique, II, p. 322.


PUBBLICATO IL : 16-04-2005
@ SCRIVI A Juliette Simont
 

 
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